SEMANA SANTA : TOURISME LAIC

Depuis longtemps, je me demande pourquoi tant de mes amis laïcs voyagent en Espagne à l’occasion de la Semana Santa, la Semaine Sainte catholique de processions, messes, eucharisties, foires, bénédictions de bateaux – et j’en passe. Contrairement à mes amis, je ne suis pas de l’avis qu’il s’agirait de manifestations innocentes ou idéologiquement «neutres», des «relicta» pour touristes. 

Je suis encore moins de l’avis qu’il s’agirait d’un événement qui aurait une signification pour personnes laïques. Bien au contraire: c’est exactement en participant à ce genre de manifestations, fût-ce de  façon entièrement passive [bien installé sur le trottoir avec la chaise pliante, la caméra digitale et une boisson locale], soit disant «juste pour regarder»,  que mes amis laïcs soutiennent la récupération et la normalisation de ce phénomène religieux et médiéval. J’insisteaussi sur la combinaison de «normalisation», donc acceptation,  et «médiéval», donc sociétale et idéologique. Un vrai cocktail d’extrême droite. Ce n’est pas par hasard que cette semaine catholique est présentée comme un spectacle et dès lors la comparaison avec le carnaval de Rio n’est pas gratuite. Dans les deux cas, le rituel et la spiritualité ne se trouvent plus à la surface. 

L'ELGISE SOUS-CUTANEE 

Mais, paradoxalement, cette condition sous-cutanée est utile, c’est l’outil qu’il faut à une Eglise en retraite pour montrer combien elle est ouverte sur le monde et ses masses, en s’adressant aux non-croyants, n’exigeant en rien la foi pour participer à ses fêtes. Une Eglise pas fanatique du tout qui partage sa «culture», bien sûr «populaire». C’est en effet ce genre d’outil qu’il faut à une Eglise qui, tout en occupant toujours un certain pouvoir institutionnel, perd de son influence auprès du citoyen moyen. Cette Eglise se contente volontiers de ce succès indirect, succès qui répare son image-visage et restaure sa crédibilité, comme le Vatican l’a essayé lui-même en pardonnant (!) aux Beatles et en acceptant la qualité de leurs compositions [1].  Aujourd’hui, chers amis laïcs,  l’Eglise catholique vit et survit de spectacles, y compris de ses bâtiments-spectacles – cathédrales, églises, abbayes - et les trésors d’art a l’intérieurde ceux-ci; de«repas multiculturels»; du soit disant folklore du peuple, comme la bénédiction de chalutiers. 

Evidemment, mes chers amis laïcs ne participent pas activement à la Semaine Sainte: ils ne vont pas à la messe, ne laissent pas bénir leurs voitures, ne trottent pas des kilomètres dans les ruelles d’anciens bourgs andalous. Les rites, la spiritualité, la foi, la  croyance, c’est «juste pour regarder», comme on participe au carnaval de Rio sans avoir une pensée pour le Carême. Comme chacun dans cette société-spectacle, nous consommons du spectacle  au lieu de nous engager, comme nous consommons l’éloignement au lieu de voyager [2]. Nous sommes, comme on dit en anglais, des «onlookers», ceux qui regardent.   

LA BONNE TRADITION CATHO FLAMANDE 

Pourquoi donc prendre l’avion et la voiture pour aller en Espagne? En effet, en Flandres, chez moi donc, on offre plein de spectacles religieux, y compris des processions qui témoignent d’une tradition de plusieurs siècles, organisées également par une sorte de «hermanadades» et «cofradías» qui, soit dit en passant, ne sont pas des «fraternidades».  Pourquoi mes amis laïcs ne  consomment-ils pasces événements chez nous en Flandres, pays d’une bonne tradition catholique. Parce qu’en Espagne on peut consommer un certain exotisme, comme ces îles «pures» et leurs populations «authentiques», évidemment pour la durée des vacances seulement. C’est une attitude commode, puisque la consommation de l’ailleurs, l’ailleurs temporel, n’oblige à rien. C’est l’hypocrisie parfaite: embrasser ailleurs ce qu’on rejette chez soi, hors contrôle de ses pairs. En fait, c’est pire que l’hypocrisie puisqu’on fournit un alibi à un conformisme colossal, un exhibitionnisme conservateur, une confrérie fausse, un message anti-Lumières. On soutient l’image d’un peuple soudainement pourvu de qualités exceptionnelles – le peuple pur, spirituel, authentique, simple et sage (et donc pauvre, mais cela ne se dit pas). Je dois penser au camionneur à qui nous attribuons des qualités gastronomiques: pas mal de touristes prennent leurs repas dans les restos conçus pour routiers et camionneurs. Le routier comme personne simple, mais pure et – quel rêve pour nous qui sont bourrés de travail -  nomade, est une autre construction de notre fantaisie urbaine et bourgeoise, puisque ce camionneur veut simplement manger vite, beaucoup et bon marché [3]. 

SEMANA TRAGICA 

Bien évidemment, chers amis laïcs, vous êtes libre et intelligent, donc vous ne serez jamais influencé par cette kermesse. Je regrette quand même que vous avez  du temps et de l’argent pour la Semana Santa,  mais que vous n’en avez point, même pas une pensée commémoratrice, pour la Semana Trágica. Vous connaissez quand même, j’espère, la Semana Trágica?  [4].  Mais cette semaine là, vous ne pouvez pas la consommer. Il faut s’y immerger, on doit s’y engager, vous devriez être prêt à pleurer. Ni de pitié, ni de beauté, mais de colère. 

© Eddy Bonte, laïc flamand (dans cet ordre) (rés. 7/5/2010) 

NOTES

[1] La presse internationale du  22 novembre 2008 pour le «pardon» et  du 12-13 avril 2010 pour  la qualité de leurs chansons, p.ex. dans www.elperiodico.cat: «els cançons amb la firma Lennon-McCartney han mostrat una extraordinària resistència al pas del temps, i són font d'inspiració per més d'una generació de músics del pop",

2] L’expression est de l’écrivain français Hervé Kempf, in: Le Monde, 20 avril 2010, p. 17.

[3] En France, les routiers prenaient leur repas dans des restos qui affichaient un autocollant ou un signe «Les Routiers».  Beaucoup de touristes prenaient l’habitude d’y manger aussi, en supposant que le camionneur -  qui dans leurs yeux symbolise l’homme simple, pur, authentique, et de surcroit «nomade» -  savait où manger bien et bon marché.

[4] Si non, je vous conseille «La Semana Trágica. Barcelona en llamas, la revuelta popular y la Escuela Moderna» de Dolors Marín, ed. Sfera de los libros, Barcelona, 2009.