ISLAM ET LAÏCITÉ

Etant donné que je me suis comporté comme citoyen laïc pendant toute ma vie, je ne vois pas pourquoi je laisserais prendre l’Islam le relais du catholicisme. Un croyant cherche le sens de la vie en dehors de lui-même en faisant appel à un Dieu. Ainsi, il contrarie l’émancipation de l’homme et de la société au lieu de la faire progresser. 

1 ANTICLERICALISME COMME SYMBOLE

A ceux qui jugent les réactions anticléricales des laïcs comme “exagérées” parce que les contradictions entre laïcs et catholiques (ou croyants) seraient “dépassées”, je réponds ceci: en Flandre, les laïcs se sont tout d’abord opposés  à l’église catholique et ses satellites (p.ex. le parti chrétien-démocrate, les syndicats et le patronat chrétien) parce qu’ils freinaient l’émancipation du citoyen et  de la société. D’ailleurs, l’idéologie du réseau catholique a été contestée par d’autres courants de pensée. En fait, l’émancipation politique, sociale et économique de la société flamande allait en pair avec la perte d’influence du réseau catholique.

Le combat anticlérical symbolise donc un débat contre chaque type de paternalisme, de répression, d’obscurantisme et de censure, donc une lutte contre toute structure qui freine l’émancipation et  l’autodétermination.

Ainsi, la laïcité agit contre la prise d’otage de l’émancipation par qui que ce soit.

2 TROIS NIVEAUX d’EMANCIPATION

Par contre, la laïcité défend l’émancipation et la démocratisation sur trois niveaux: l’individu, les relations entre individus et les relations entre groupes:

L’émancipation de l’individu est symbolisée par la liberté de conscience, dont la liberté de pensée et le droit à l’association sont des éléments constitutifs;

La laïcité favorise la démocratisation interindividuelle. Ainsi, dénonce-t-elle la discrimination entre, par exemple,  riches et pauvres, hommes et femmes, croyants et athéistes. C’est pourquoi, en Flandre, la laïcité est partisane de l’école officielle et pluraliste, école où tous les enfants peuvent s’épanouir et sont considérés comme égaux;Finalement, la laïcité se dévoue à la démocratisation des relations intercommunautaires, c’est-à-dire entre groupes et structures, comme l’abolition des castes et la ségrégation raciale. La laïcité dit ‘non’ aux murs de Berlin. La laïcité se veut pacifique. Pour restreindre la loi de la jungle, elle est aussi favorable à une législation solide, puisque «la règle délivre de la jungle» (Jean-Pierre Chevènement).

3 TROIS CONDITIONS

Les chemins des croyants et des laïcs se séparent nettement dès le moment où cette triple émancipation est traduite en pratique. Pour les laïcs, l’émancipation repose sur trois piliers, trois conditions préalables:

Le libre examen    - et non la révélation;

Le débat                 - et non le dogme;

L’état laïque pluraliste  - et non l’absolutisme.

Dans cette pratique, l’enseignement officiel et le débat public jouent un rôle primordial. C’est à travers eux que dogmes, préjugés, partis pris et supériorités peuvent être combattus. C’est grâce à eux que peuvent être promus la liberté d’expression, le libre examen, le respect mutuel et l’attitude démocratique.

4 REFUS DU GHETTO

L’Etat laïque a pour mission de garantir à chacun la possibilité de jouer son rôle de citoyen éclairé, afin de réaliser liberté, égalité et fraternité. L’Etat laïque ne peut appliquer des critères discriminatoires, comme la division des citoyens à cause de leur origine sociale ou de leur conviction religieuse. L’Etat laïque ne peut pas non plus instaurer le traitement privilégié, par exemple basé sur la spécificité culturelle ou ethnique.

L’état laïque fait appel à chaque citoyen comme individu (par sa conscience) et à la volonté commune de tous les citoyens (par élections et lois) pour bâtir et respecter l’état de droit et la démocratie. Citons encore Jean-Pierre Chevènement qui dit que l’Etat laïque est basé sur «la raison commune à tous les hommes».

D’autre part, mutatis mutandis, l’état laïque ne peut permettre que ces citoyens forment des ghettos.

Chaque individu qui suit ces principes a accès à la citoyenneté.

Il s’agit bien d’un double refus du ghetto: l’état laïque ne peut ni l’instaurer, ni tolérer son installation par autrui – ce qui gêne d’abord ceux qui préfèrent vivre leur vie dogmatique et leur supériorité dans des huis clos de leur propre communauté. Traditionnellement, ce sont les catholiques et les juifs; depuis peu de temps, aussi les musulmans. Même les libéraux, champions de la liberté individuelle, ont du mal à accepter le double refus du ghetto. Et ce pour trois raisons:

D’abord, les affinités démocratiques et sociales des libéraux se trouvent, au fond, dépassées par leur penchant pour l’individualisme et l’hiérarchie en mettant en pratique la  version «charité» de notre démocratie qui s’appelle «égaux, mais séparés». L’autre est mon égal, à condition qu’il n’habite pas dans mon quartier. L’autre a droit à l’enseignement, à condition qu’il ne fréquente pas l’école de mes enfants;

Deuxièmement: comme les croyants font  appel à Dieu pour justifier l’état soi-disant «naturel» des choses et surtout leur supériorité, les libéraux font appel à la loi de la nature. En fin de compte, c’est la «constatation» de la différence entre les gens qui est à la base de leur raisonnements.

Finalement, libéraux et musulmans sont partisans d’une démocratie simplifiée, celle où le citoyen éclairé se gomme lui-même en optant pour l’élection directe des dirigeants politiques ou la réduction du vote démocratique à une manche « pour ou contre» du type e-voting, donc le déplacement de l’espace public vers la salle de séjour.

5 OPPORTUNITES

Pourtant, l’option laïque offre bien des opportunités à nos concitoyens musulmans.

(1) D’abord, l’Etat laïque ne pratique que les critères qu’il promulgue: comme l’état laïque ne peut diviser les citoyens d’après des critères ethniques, dogmatiques, discriminatoires ou répressifs, les citoyens musulmans ne peuvent être discriminés sur base de leur religion, langue ou culture. Evidemment, les citoyens musulmans ne peuvent utiliser leur religion, mœurs et culture comme alibi pour s’isoler, ni pour arracher des traitements préférentiels, ni pour diriger la société.

Ceci est la vraie signification de la séparation entre l’Eglise et l’Etat: la religion ne peut ni orienter, ni diriger le débat public, parce qu’elle est basée sur des dogmes et notamment la révélation de Dieu au lieu du libre examen et le débat public.

(2) Deuxième opportunité: la liberté de conscience garantit la coexistence pacifique des religions, comme l’a constaté, à propos de la place de l’aspect religieux dans l’école public, M. Régis Debray dans son rapport pour le Ministre de l’Enseignement français.

6 RENCONTER l’AUTRE

Il y a trois, quatre siècles, à l’Occident un mouvement se mettait en marche qui englobait toute la société et qui avait pour but la libération de l’Homme et de sa société. Ce mouvement n’a cessé depuis. La Révolution française en faisait une synthèse bien connue: Liberté, Egalité, Fraternité.

Les adversaires principaux étaient des dirigeants -  séculiers, mais surtout religieux. Les relations complexes entre ces trois principes, leur corrections et compléments mutuels, définissent le visage de notre société. Les principes historiques de l’humanisme et de la laïcité sont passés dans le domaine public, aussi grâce aux évolutions libérales parallèles, p.ex. dans les sphères socio-économiques et éducatives.

Ceci ne veut pas dire que la Flandre serait ou devrait devenir un état laïque. Mais l’obstacle primordial à l’émancipation, le catholicisme, ayant été repoussé, les laïques ne peuvent admettre que d’autres citoyens prêchent  une contre-réformation qui donnerait priorité à la révélation divine, le dogme et l’absolutisme – donc l’orientation religieuse de notre société - au détriment du libre examen, le débat public et l’état laïque.

Je suis prêt à rencontrer l’Autre, mais ceci implique un Autre sans camouflage, ni privilèges, préjugés ou religion.

© Eddy Bonte

(réd. 14092009)

Historique

La première version de ce texte (en néerlandais), qui date de la fin de l’an 2002, était une tribune libre offerte au journal flamand «De Morgen». Bien que jugé «intéressant», l’article n’a jamais paru, ni été refusé officiellement!

Une version légèrement adaptée fut alors accepté par «Het Vrije Woord», publication officielle du «Humanistisch Verbond» (mouvement laïque flamand) et publié dans son numéro de janvier-février 2004.

Une traduction française fut alors offerte à la publication «Espaces de Libertés», magazine du mouvement laïque francophone en Belgique (le CAL), qui n’a même pas eu la courtoisie de répondre. Même le «Courrier des lecteurs» restait fermé. Pour vous dire que la version française est restée inédite – jusqu’à maintenant.

Une traduction en catalan ("Islam i laicitat") est parue dans «Espai de Llibertat» (no. 38, 2005), organe du mouvement laïc catalan «Fundació Francesc Ferrer i Guàrdia». Je remercie ici Joan-Francesc Pont et Vicenç Molina.